lundi 16 septembre 2024

87 - Choc des cultures

Lorsque j'entre dans ces endroits particulièrement prosaïques que sont les magasins alimentaires des petites villes sarthoises embourbées dans des habitudes ancestrales, la moue volontairement hautaine, l'allure délibérément détachée, je ne peux m'empêcher -c'est plus fort que moi- de considérer de toute ma hauteur les clients affairés qui papotent entre eux, entretenant le lien social sur leurs bases communes, plébéiennes.

Ils sont aisément reconnaissables à leurs mines de phacochères, tantôt pâles et flasques, tantôt rougeaudes et ivrognesques. Et s'ils présentent une apparence plus anodine, on les identifie au ton de leurs conversations, aux soucis vulgaires qu'ils se confient, à leur maintien, à la toilette de leurs femmes,  à leur voix, leurs rires, leurs achats : tout trahit la misère de leur condition.

La bassesse de leurs aspirations digestibles se lit sur leurs faciès. Tel épais moustachu (la moustache : signe de virilité, de séduction chez la roture) blagueur et bonhomme espère quotidiennement toucher la fortune sous le ciel égalitaire du LOTO, joue religieusement au tiercé, passe ses soirées au bar sacralisé du coin, lave scrupuleusement sa voiture chérie des heures durant, est un fervent spectateur des jeux télévisés les plus stupides, aime le gros rouge... Tout ça se voit, est écrit noir sur blanc sur sa face "d'ouvrier mécanicien spécialisé" de chez Renault. Ces vérités de charcutier transpirent à travers son air porcin avide de satisfactions comestibles, à travers ses bras musculeux aux tatouages douteux, sa gourmette clinquante, son maillot bon marché mal ajusté, son bob publicitaire vissé sur son front déjà ruisselant de fièvre consumériste...

Telle autre pousseuse de chariot est une amorphe ménopausée consommatrice convaincue de rutilantes futilités, le corps bouffi, le ciboulot décrépit, atteinte à la quarantaine de pré-sénilité qui la conduira tout droit à l'hospice, abrutie au dernier degré par une vie misée sur les biens ménagers. Une existence entière tourmentée par les trésors domestiques de son panier, vouée à la providence des  bons de réduction, consacrée aux mystères de son évier.

Voilà ce que je pense lorsque je me mêle à la clientèle de ces lieux commerciaux, dans les humbles cités de la Sarthe. Et je me sens supérieur à cette humanité déchue vivant dans l'opulence matérielle et le néant spirituel... Ces bipèdes obèses en quête de pots de cornichons et de chapelets d'andouilles sont des demi-bêtes. Le contenu de leur caddie est à leur image : navrant. Je leur souris par devant. Et les méprise en silence. A quoi bon tenter de leur dévoiler le fond de ma pensée ? Que comprendraient-ils à mon dédain ?

Je préfère cultiver un "malentendu constructif" avec cette populace, faire croire à ces brutes moyennes que je suis des leurs, en dépit de mes manières d'aristocrate. Alors je me force à les singer : je réponds à leurs plaisanteries de circonstance par un regard faussement complice, adresse des amabilités d'usage à la caissière qui s'en trouve fort honorée, fais mine d'apprécier l'humour de bistrot ces béotiens hilares qui m'entourent... Mais en moi je hurle :

- " Pauvres types ! Minables lourdauds ! Lamentables balourds ! Affligeants rustauds ! Consternantes enclumes ! Je ne suis pas de votre monde et vous ne le voyez même pas, âmes grossières que vous êtes ! Et vous n'avez même pas honte d'étaler vos gros quartiers de viande congelée sur le tapis de caisse ? Et vos saucisses pur porc de prolétaires dégénérés que vous avez toujours été, ça ne vous gêne pas de les exhiber là, dégueulassement, devant un être raffiné comme moi ? Comment osez-vous ! Et ce soir vous allez bouffer du TF1 en vous empiffrant de vos foutus steaks-frites ! Et ça, ça vous rassure n'est-ce pas, ça vous rend encore plus vous-mêmes, hein ? Et puis vous crèverez d'un infarctus, d'un cancer des poumons, d'une atrophie du cerveau, d'un trop-plein d'abrutissement, d'une indigestion de roturiers ! Vous êtes des infirmes du coeur, des handicapés de l'intelligence avec vos sensibilités de boeufs, vos goûts de verrats, vos moeurs de sangliers !

Moi je lis sans peine la profondeur de votre indigence sur vos visages et vous, avec vos cervelles pétrifiées dans leurs habitudes horizontales, vous êtes bien incapables de lire la finesse de mon esprit qui en ce moment vous honnit, vous dissèque, vous scalpe sans la moindre indulgence ! Vous me prenez à témoin de vos préoccupations de bovins, de vos espérances ogresques de mangeurs de plats industriels, vos rêves grotesques de vacanciers bedonnants, vos problèmes ineptes de cotisants... Et vous croyez que je suis des vôtres ? Si vous saviez... Primitifs, barbares, frustes, sauvages que vous êtes ! "

Ils continuent de me joindre à leurs bavardages d'acheteurs de saucisses-patates-congelées. Et moi je leurs réponds sourire au lèvres, crocs rentrés. Mais acérés. Et je me retiens de les montrer, aimable, impassible jusqu'au bout. En sortant du supermarché, je leur fais un signe amical, leur souhaite une bonne journée.

Une fois dehors, avec soulagement je respire enfin l'air frais en me répétant inlassablement :

- " Indécrottables abrutis, considérables minus, adipeuses caboches de bourriquots, piteux naufragés du quotidien..."

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